1
Pour
aborder cette question de la souffrance écrite,
celle qui fait « œuvre », je voudrais partir de
cette affirmation un peu provocante de Marguerite
Duras « seuls les fous écrivent complètement. » 1
Pour Marguerite Duras ce « malheur merveilleux »
d’écrire comme elle dit est une sorte de mise à
disposition totale vers un dehors dans une sorte de
processus de dépersonnalisation qui pour elle
s’apparente à la folie. Elle écrit, ainsi, dans un
entretien : « c’est sans doute l’état que j’essaie
de rejoindre quand j’écris : un état d’écoute
extrêmement intense, voyez, mais de l’extérieur […]
quand j’écris, j’ai le sentiment d’être dans
l’extrême déconcentration, je ne me possède plus du
tout, je suis moi-même une passoire, j’ai la tête
trouée […] être à soi-même son propre objet de folie
et ne pas en devenir fou, ça pourrait être ça, le
malheur merveilleux . »2
Dans ce
qu’elle nomme « la chambre noire » de l’écrit, ce
qui indique bien qu’il s’agit ici d’un savoir insu,
qui la dépasse, l’écrivain travaille ainsi à partir
de sa propre « ombre interne » , ce reste de
jouissance indéchiffrable qu’il ne peut espérer
traduire mais seulement convertir dans ce qu’elle
appelle les régions claires de l’écriture, où à
l’image de ce poème perdu dont elle parle dans
Emilie L.,
il s’agit simplement de percevoir « la dernière
différence au centre des significations. »3
1
M. Duras, X.
Gauthier,
Les parleuses,
Paris, Minuit, 1974, p. 50.
2
M. Duras, M.
Porte,
Les lieux de Marguerite Duras,
Paris, Minuit, 1987,
p. 99.
3
M. Duras,
Emily L.,
Paris, Minuit, 1987, p. 85.
2
Cette
métaphore énigmatique nous indique peut-être que le
processus créatif se situe à ce carrefour entre le
symbolique, l’imaginaire et le Réel catégorisé par
Lacan. Si le symbolique est ce qui sépare et
distingue par le biais du signifiant qui n’a de
valeur, comme on le sait, que différentielle.
Un
signifiant renvoie toujours à un autre signifiant
(et c’est peut-être d’ailleurs ce qu’évoque Duras, à
sa façon, quand elle parle de « cette ultime
différence au centre des significations »). Le Réel,
quant à lui, est l’indistinct ou l’indifférencié en
tant que tel. Il est de ce fait à distinguer de ce
plan de la réalité auquel nous n’avons accès qu’à
travers le filtre de l’imaginaire qui nous permet de
le représenter.
Aucun
signifiant ne peut répondre pleinement de ce Réel
qui nous échappe car il représente l’indicible du
sujet, ce qui lui est insupportable à rencontrer
tout en constituant ce sur quoi il ne cesse de buter
(la mort, le hors sens, par exemple). L’œuvre se
situe au carrefour de ces trois dimensions qu’elle
vient parfois nouer. Car, pour créer, il faut qu’il
y ait une privation ou un trou dans le Réel. L’œuvre
présentifie ce vide, tout en dressant en fait un
rempart imaginaire contre l’insoutenable de cette
absence ou de ce manque qui est toutefois
constitutif de la parole et du désir humain. La
Chose ou la jouissance, en elle-même, ne pouvant
être symbolisée puisqu’elle est perdue depuis
toujours, elle sera toujours représentée par autre
chose, c’est-à-dire par une métaphore qui renvoie à
cet impossible à dire. C’est à ce vide, cet
impossible, que va répondre la représentation qui, à
la fois, voile et dévoile cette béance.
Car aucun
signifiant ne peut répondre pleinement de ce Réel
qui nous échappe. Le Réel, selon Lacan, « c’est
l’impossible ». C’est pourquoi il n’y a jamais de
vérité ultime et pourquoi la réalité, telle que nous
3
l’abordons
par le biais du langage, a en elle-même la structure
d’une fiction.
L’art, en
tant qu’il dépasse la simple visée utilitaire des
objets, pointe un ailleurs qui répond au vide de la
Chose. Le signifiant engendre ce vide par son
inadéquation avec la Chose représentée. Un mot n’est
jamais équivalent à une chose, ou à la chose
elle-même. Un objet peint ou un objet décrit est
toujours un objet perdu. En cela, la sublimation a
rapport avec la Chose, c’est-à-dire avec une
jouissance hors signifiants. L’art, précise Lacan, a
pour fonction de recouvrir « ce redoutable inconnu
au-delà de la ligne », à l’extrême bordure du Réel.
Parce qu’il n’y a que des réponses leurrantes,
partielles, à la question de la jouissance,
l’artiste, dans sa quête de beauté, cherche à
atteindre une vérité qui toujours se dérobe sous ses
pas. Savoir teinté de nostalgie dont elle évoque
l’impossible, la beauté nous laisse souvent sans
mots : au bord du gouffre qu’elle incarne au lieu de
l’indicible.
Elle voile
et dévoile tout à la fois l’horreur d’un Réel
insoutenable, de ce vrai « qui n’est pas toujours
joli à voir », comme le dit Lacan, car s’y indique
le passage de la mort et de la perte en ce point de
bascule où le signifiant marque sa différence avec
l’objet représenté et libère de l’inconnu. Ainsi, il
écrit, dans
L’éthique de la psychanalyse
: « C’est évidemment parce que le vrai n’est pas
bien joli à voir que le beau en est sinon la
splendeur, tout au moins la couverture. »4 La beauté
est en quelque
sorte la couverture de cet
impossible à représenter qu’est le Réel. Elle le
voile et dévoile en même temps. C’est là toute
l’ambiguïté de cette question de l’art.
Pour
Marguerite Duras, il semble que seule l’écriture en
venant nouer ces trois éléments du symbolique, du
réel et de l’imaginaire (ce que Lacan a désigné sous
le terme de suppléance ou de nœud borroméen), l’ait
4
J. Lacan,
Le
Séminaire,
Livre VII, L’éthique de la psychanalyse,
Paris, Seuil, 1986, p. 155.
4
sauvée de
cette folie qu’elle ne cesse d’évoquer finalement
tout au long de ses entretiens. Comme l’a théorisé
la psychanalyse, c’est par le biais de la métaphore
paternelle, qui est la substitution du Nom-du-Père
au désir de la mère, que le sujet peut faire
consister ensemble ces trois registres et ainsi se
maintenir dans la réalité. Mais l’Autre étant
toutefois défaillant par structure, il n’y a pas de
garantie ultime, comme l’écrit Pierre Skriabine dans
son article sur la clinique différentielle du
sinthome 5
: le signifiant qui
garantirait l’Autre manque à
l’Autre. L’Autre est toujours défaillant en quelque
sorte. Cela tient à la structure même du signifiant
qui est différentielle, comme on l’a vu, et qui
exclut donc, de ce fait, la référence absolue. Il
n’y a pas de vérité ultime. Il y a donc,
structuralement, et d’une certaine façon, forclusion
du Nom-du-Père, entendu comme normativité mythique
ou commune mesure qui ferait tenir ensemble ces
trois registres.
Chacun n’a
donc d’autre choix que de s’en passer (du
Nom-du-Père comme garantie ultime qui n’existe pas)
à condition de savoir s’en servir, c’est-à-dire de
mettre en place sa fonction.
C’est ce
que Lacan a théorisé à travers l’exemple de Joyce
dans son séminaire sur le sinthome 6.
Si le Nom-du-Père rate toujours en quelque
sorte et d’une certaine façon,
les noms du père pour y suppléer sont nombreux et
propres à chaque sujet. Dans certains cas, comme
celui de Joyce, l’œuvre est ce qui vient constituer
cette épissure ou ce nœud. L’ego ou l’écriture est
le Nom-du-Père dont il se soutient pour se faire un
nom, pour devenir le père de son nom et pour pallier
en quelque sorte cette carence du père qu’il a vécu.
Ainsi, Marguerite Duras répond à X. Gauthier qui lui
demande s’il est possible d’écrire en gardant le nom
de son père : « c’est une chose qui ne m’a jamais
paru…, apparu possible une seconde.
5
P.
Skriabine, « La clinique différentielle du sinthome
»,
Quarto,
n°86, avril 2006, p. 58.
6
J. Lacan,
Le
Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome,
Paris, Seuil, 2005.
5
Mais je
n’ai jamais cherché à savoir pourquoi je tenais mon
nom dans une telle horreur que j’arrive à peine à le
prononcer. Je n’ai pas eu de père. » 7
Par une
sorte de déplacement, son nom de plume est pourtant
celui du lieu, de la ville où est né son père, une
ville qui se nomme « Duras » et non pas son
véritable nom qui est, comme on le sait, celui de «
Donnadieu ». Il y a donc dans ce nom quelque chose
d’impossible à supporter dans la mesure où il évoque
peut-être la mort précoce de ce père donné à Dieu,
impossible qu’elle réussit toutefois à pacifier en
ayant recours comme pseudonyme à ce lieu de
naissance du père, lieu de vie et non plus de mort,
donc, de ce fait.
Si, pour
elle, seuls les fous écrivent complètement, pour en
revenir à notre phrase de départ, c’est que,
dit-elle, « la lumière illuminante qui pénètre en
eux a chassé l’ombre interne. » 8
En quelque sorte, pour eux, le
symbolique est devenu Réel, le
nœud a lâché, il n’y a plus de différence entre
l’intérieur et l’extérieur d’une certaine façon.
L’écrivain, lui aussi, travaille à partir d’un
certain point d’ « extimité » à la langue et au
discours commun, sans lequel il ne peut y avoir
d’inventivité. Mais son ombre interne, c’est-à-dire
son inconscient, le protège en principe en venant
opacifier ce réel par le biais du fantasme ou de
l’imaginaire. Le savoir reste donc troué. Marguerite
Duras relate toutefois ce moment de bascule dans sa
vie où, tout à coup, il semble que le voile du
semblant ou du leurre propre à l’imaginaire ou au
fantasme se soit déchiré, ait lâché. Ainsi, pendant
longtemps, comme elle l’évoque dans un entretien,
elle allait à des cocktails, menait une vie
mondaine, écrivait des livres moyens, dit-elle,
jusqu’au moment où la réalité lui est apparue comme
minée de l’intérieur.
Partout,
elle ne voit plus dans les discours ou dans la
société que les stigmates de la mort ou d’une
société finissante. Ainsi écrit-elle : « Tous ces
7
M. Duras, X.
Gauthier,
Les parleuses,
op. cit.,
pp. 23-24.
8
Ibid,
p. 50.
6
gens qui
veulent gagner de l’argent, c’est comme pour essayer
de rattraper ça, de rattraper la mort, mais je sais
que c’est trop tard, que c’est fini. » 9
Seule
l’écriture semble alors la sauver de ce qu’elle
qualifie elle-même de « petite psychose »,
lorsqu’elle relate comment elle a erré pendant sept
heures dans un aéroport italien en état d’absence
totale. L’écrit l’enlève à la mort, « cette mort qui
est mutilée à chaque poème écrit, lu, à chaque livre
».
L’œuvre est
donc ce qui vient suppléer à ce moment de dénouage
en venant présentifier ce vide ou cette perte
constitutive sans lesquels il ne peut y avoir de
véritable création, comme on l’a vu. Elle écrit,
ainsi, dans une de ses plus belles phrases souvent
citée : « Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur
le corps mort du monde et, de même, sur le corps
mort de l’amour, que c’était dans les états
d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne
remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé
l’avoir été, mais pour en consigner le désert par
lui laissé. » 10
La souffrance est toutefois ce qui vient fertiliser
ce processus de l’écriture sur fond de privation,
elle n’a pas un sens ou une portée seulement
négative. Aussi, dit-elle : « Je crois que j’ai
toujours souffert, durant ma vie, souffert – j’ai dû
– je le dis sans prétention – avoir une vie
complètement loupée. J’ai donc écrit sur un
terrain
favorable, un bon terrain.
Par
souffrance, ici, j’entends le terrain
équivoque du bonheur. »11 C’est-à-dire que la
souffrance, dès lors qu’elle
est médiatisée par l’écriture,
devient « ce malheur merveilleux » qui la transcende
en tant qu’il est le ferment de sa créativité et
que, donc, elle réussit à en faire quelque chose
d’une certaine façon. Quelque chose plutôt que rien
ou que le rien de la mélancolie peut-être.
9
M. Duras, X.
Gauthier,
Les parleuses,
op. cit.,
p. 63.
10
M. Duras,
L’été 80,
Paris, Minuit, 1980, p. 67.
11
M. Duras,
Le
Monde extérieur,
Paris, POL, 1993, p. 21.
7
Comme
Marguerite Duras, c’est cette même épreuve du Réel
qu’a vécue le poète Rainer Maria Rilke lors de son
séjour parisien.
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge,
son unique roman, sont le récit à peine transposé
de cette expérience où il voit
partout surgir le masque de la mort. Un peu comme
Marguerite Duras le décrit dans l’expérience qu’elle
a relaté, c’est le même processus. Paris devient la
capitale de son angoisse. Derrière chaque passant se
profile pour lui un malade ou la vision de cette «
charogne » décrite par Baudelaire. Il est alors
terrifié par le spectacle de cette organisation
collective et rationnelle de la mort à travers les
hôpitaux et les hospices propre à la ville moderne.
Il lui oppose une mort plus intime et qui serait à
l’image de la vie ou de la personnalité du futur
défunt, une mort que l’on prendrait en quelque sorte
le temps de vivre. Peu à peu, donc les choses et les
êtres perdent leurs contours familiers pour le
livrer sans médiation à cette terreur d’être
englouti dans l’informe, dans l’anonymat en quelque
sorte. Le roman oscille sans cesse entre la volonté
d’écrire pour se défaire de la peur et la crainte
d’être en quelque sorte écrit, de n’être que le
témoin passif de ce lent et indicible processus.
Cette
expérience dépersonnalisante, d’une certaine façon,
le laissera sans voix, durant de longues années où
il ne peut plus écrire. Comme il s’en explique dans
une lettre à Lou Andréa Salomé, il aurait fallu,
pour qu’il puisse surmonter cette crise, qu’il
parvienne à transformer cette angoisse en un
véritable objet esthétique : « Si j’avais pu
fabriquer les angoisses que j’ai vécues ainsi, lui
dit-il, si j’avais pu façonner des choses à partir
d’elles, des choses réelles et tranquilles dont la
création signifie gaieté et liberté, et qui
dispenseraient un apaisement quand elles existent,
il ne serait rien arrivé.
[…] Dans
mon souci de leur donner forme, ma créativité s’est
exercée sur elles ; au lieu d’en faire des choses de
ma volonté, je ne faisais que leur donner une vie
propre qu’elles retournaient contre moi pour me
persécuter
8
au plus
profond de la nuit. Si mes conditions de vie avaient
été meilleures, plus tranquilles et plus agréables
[…] et si j’étais resté en bonne santé, j’aurais
peut-être réussi cela : faire des choses avec de
l’angoisse. » 12
Mais sans
doute ce roman était-il trop autobiographique pour
qu’il puisse véritablement se distancier de ses
angoisses. Malte, héros du roman, dans un passage
relatif à son enfance, raconte de quelle façon sa
propre main s’est en quelque sorte dissociée de son
corps alors qu’il était en train de dessiner. C’est
au moment où il se rend compte qu’il manque quelque
chose à son dessin, une armée d’officiers, qu’il
laisse tomber son crayon.
C’est alors
que la vision d’une main sortant du mur et venant à
sa rencontre le remplit de terreur.
Dans un
autre passage, il est également saisi de frayeur
alors qu’il contemple son image déguisée dans un
miroir. Son propre reflet lui devient ainsi en
quelque sorte étranger. Ce roman semble lui-même
peuplé de revenants et de fantômes. Dans ce récit,
Rilke se sent écrit (à l’image de cette main
dissociée de son corps de l’enfance) bien plus qu’il
n’écrit, dans une sorte de processus passif, comme
s’il était habité par une présence étrangère qui le
parasite. Et l’on sait qu’enfant il a été sommé de
remplacer auprès de sa mère qui l’habillait en fille
sa sœur morte née avant lui, qu’il imitait dans
d’étranges dialogues ou jeux avec cette dernière,
comme si son existence elle-même n’était qu’une
sorte de pantomime.
Ainsi, il
écrit dans les Cahiers : « Durant quelques temps
encore je vais pouvoir écrire tout cela et en
témoigner. Mais le jour viendra où ma main me sera
distante, et quand je lui ordonnerai d’écrire, elle
tracera des
12
R. M. Rilke,
Lettres à Lou Andréa-Salomé,
Paris, Mille et une nuits, 2005, pp. 24-43.
9
mots que je
n’aurai pas consentis. Le temps de l’autre
explication va venir, où les mots se dénoueront, où
chaque signification se défera comme un nuage et
s’abattra comme de la pluie. Malgré ma peur je suis
pourtant pareil à quelqu’un qui se tient devant de
grandes choses, et je me souviens que, autrefois, je
sentais en moi des lueurs semblables lorsque
j’allais écrire.
Mais cette
fois-ci je serai écrit. Je suis l’impression qui va
se transposer. Il ne s’en faudrait plus que de si
peu, et je pourrais, ah ! tout comprendre,
acquiescer à tout. Mais ce pas, je ne puis le faire
; je suis tombé et ne puis plus me relever, parce
que je suis brisé. » 13
L’écriture des
Cahiers
colle en quelque sorte à ce « réel » sans
médiation
qu’elle ne parvient pas à transposer.
Il
semble que seul le recours
à la poésie lui ait permis de
s’en distancier en venant le recouvrir d’un voile de
beauté. La métaphore introduit cette distance
symbolique qui lui permet de métamorphoser cette
angoisse en un véritable objet esthétique.
Ainsi, à
travers sa poésie et notamment
Les Elégies de Duino,
ce temps « de l’autre explication », où chaque
signification se défait finira par advenir. Tout ce
qui faisait énigme sous la forme de l’étrange et du
revenant dans ce roman de la peur que
constitue
Les Cahiers de Malte
sera transcendé par la figure pacifiante et
unificatrice de l’ange propre à l’univers poétique
de R. M. Rilke. La figure de l’ange permet à Rilke
de circonscrire en la localisant cette jouissance
dévastatrice qui fait retour sous
forme
d’épouvante dans le roman.
Les Elégies de Duino
constituent donc ce
moment fondateur dans l’œuvre
de Rilke où l’étrange se métamorphose en un «
être-ange ». Par le biais de cette métaphore de
l’ange qui semble venir incarner ou capitonner ce
point de jonction entre le symbolique,
13
R. M. Rilke,
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge,
Paris, Seuil , p. 52.
10
l’imaginaire et le réel, l’angoisse se trouve dès
lors transmuée en chant, en chant de vie et non plus
de mort en quelque sorte. Sa valeur « rédemptrice »
vient du fait qu’il suscite la parole bien plus
qu’il ne vient la clôturer.
Ce
signifiant qui n’est pas en définitive une vérité
ultime nous renvoie en fait à notre propre division
ou à notre incomplétude. Ce n’est pas un dogme ou
une vérité révélée, mais une métaphore. Car de
l’ange nous n’avons que la vision et non pas le
regard, ce regard tourné vers l’intérieur et aveugle
au monde. Car si l’ange se tient dans ce qu’il nomme
« l’ouvert » c’est-à-dire dans l’unité ou la fusion,
l’être humain, lui, se tient face aux choses car il
habite l’univers de la représentation. Il vient
incarner ce point d’indicible qui n’est qu’une autre
façon de célébrer la vie dans son éphémère beauté
pour nous qui ne « sommes que des faiseurs de
signes, rien de plus ». Ainsi, Rilke sera parvenu en
définitive à « faire quelque chose avec l’angoisse
», selon cette belle formule qui pourrait être une
bonne définition de la sublimation ou du processus
créatif.
C’est ce
même nouage particulier de la parole à la mort qu’on
retrouve dans l’œuvre poétique d’Edmond Jabès, et
c’est le dernier exemple que j’évoquerai ici. Comme
il l’écrit dans l’un de ses livres, un événement
précis de son enfance induira chez lui un rapport
particulier à la parole : « Très tôt, je me suis
trouvé face à l’incompréhensible, à la mort. Depuis
cet instant, j’ai su que rien, ici-bas, n’était
partageable parce que rien ne nous
appartient » 14.
Cet événement presque inassimilable, c’est la mort
de sa sœur, alors qu’il n’avait que douze ans.
14
E. Jabès,
Le
Livre du partage,
Paris, Gallimard, 1991, exergue.
11
Perte
douloureuse, presque insurmontable, nous dit-il, de
celle qui l’avait initié à la lecture et à
l’écriture et qui, malgré sa souffrance, disparaîtra
dans un sourire. Cette mystérieuse sérénité opposée
alors à sa révolte fera éclater cette fragile
frontière entre la vie et la mort qu’il interrogera
tout au long de son œuvre. « La voix de ma sœur sur
son lit de mort est peut-être en partie responsable
de la gravité qui, pour moi, s’attache à la parole ;
du caractère de déchirure qu’elle revêt à mes yeux.
» 15
L’œuvre
elle-même semble tout entière dédiée à cette voix
éteinte. L’écriture est cette lettre morte adressée
à une disparue.
Cette
lettre perdue qui semble resurgir du passé en
revenant à son expéditeur, Jabès nous en fait le
récit sous la forme d’un rêve, dans le
Livre du partage.
Une lettre lui est remise dont il ne peut se saisir.
Le jeune facteur qui la lui a apportée la dépose sur
une table. Des années après, il la retrouve : « Je
l’ouvre et je lis en haut de la page. L. M.
(initiales) (je pense à LIVRE. MORT. Dont les deux
premières lettres venaient de m’être livrées). Et
plus bas : « Ici, prend fin toute lecture. »16 A
travers ces initiales, L. M., rêve nous indique que
c’est sur le corps mort d’une absente que s’écrit le
livre. Ce M. est l’initiale de son prénom, Marcelle,
ou encore
peut-être, une question :
aime-t-elle ? Par un trait d’identification à cette
sœur aimée, initiatrice de paroles (puisque c’est
elle qui lui avait appris à lire et à écrire), se
trouve posée la question du désir et de la
possibilité même d’écrire. Cette question,
finalement, ne doit pas trouver de réponse sous
peine de mettre fin au livre, « Ici, prend fin toute
lecture », dit un autre élément du rêve.
15
E. Jabès,
Du
désert au livre : entretiens avec Marcel Cohen,
Paris, Belfond, 1991, p. 25.
16
E. Jabès,
Le
Livre du partage,
op. cit.,
p. 54.
12
A partir de
cette énigme d’une parole pour la mort se construit
donc son écriture dont ces initiales semblent
constituer le chiffre secret. Cette lettre ne peut
être saisie, comme nous l’indique le rêve. Il y a,
en effet, pour Jabès, une sorte d’impossibilité
presque physique à terminer un livre. Il fut, ainsi,
pris d’une terrassante crise d’asthme et de panique,
comme il le relate dans un entretien avec Paul
Auster, au moment de rédiger le « prière d’insérer »
d’un de ses livres qui se terminait par cette phrase
: « Avec cet ouvrage, le septième de la série,
s’achève le Livre des questions. » 17
C’est, selon lui, précisément le mot « s’achève »
qui l’aurait déclenchée. Le livre est toujours à
poursuivre et la question doit demeurer ouverte pour
échapper à cette angoisse d’une révélation qui ne
pourrait être que mortifère, coupant le souffle et
les mots. Car il ne peut y avoir de paroles
définitives que dans
la mort. C’est pourquoi, sans
cesse, Jabès reprend, commente, prolonge ses textes
qui sont parfois encartés les uns dans les autres
sous forme de citations comme des poupées russes. Un
livre renvoie toujours à un autre, le dialogue ne
s’arrête jamais.
Autour de
ce nom perdu, de ce défaut de sens, gravite
l’écriture qui n’est jamais que l’écriture d’un
manque. Ainsi, dit-il, « c’est à partir d’un manque
que nous décidons d’écrire, que nous parlons. » 18
Sans ce vide initial, il ne saurait y avoir de
création, c’est pourquoi le mot porte en lui la
marque du néant. La poésie de Jabès pulvérise
l’image, dont il ne reste plus que la trace
calcinée, tout comme « la mort est passage de
l’image à son envers ». La création ne semble être
pour lui qu’un long exercice de disparition : «
Ecrire ne serait, dans sa plus haute ambition, que
la tentative désespérée d’expérimenter sa propre
mort. »19
D’où cet usage très
17
Collectif,
Portrait(s) d’Edmond Jabès,
Paris, BNF, 1999, p. 87.
18
E. Jabès,
Du
désert au livre,
op. cit.,
p. 83.
19
E. Jabès,
Du
désert au livre,
op. cit.,
p. 146.
13
particulier
de la métaphore qui, au lieu d’être un principe
d’unité, par le biais de la ressemblance, participe
à un processus de déliaison. Le mot se fait cendre,
poussière ou sable pour cerner au plus près ce Réel
de la mort ou de l’infini, à l’image de ce désert
qu’il affectionnait particulièrement. Il écrit : «
Il ne peut y avoir de langue pour l’unité ; il n’y a
de langue que pour la séparation. » 20
Cette
écriture qui semble dépouillée de tout imaginaire
nous livre à l’expérience d’une absence : « Ecrire,
c’est le contraire d’imaginer ». Au plus près de
l’impensable même, elle nous livre au vertige d’un
Réel dénudé de tout semblant. Aucun leurre, aucun
artifice ne vient compenser cette perte initiale de
l’objet et ce « manque à être » qui caractérise le
sujet divisé par le langage. En ce sens, c’est une
écriture éminemment mélancolique, ce qui semble être
d’ailleurs la caractéristique de l’écriture
poétique. Ainsi, comme l’écrit C. Soler, « ce que la
mélancolie accentue de façon exclusive, c’est le
retour dans le réel du tranchant mortel du langage.
» 21
Ce deuil impossible de sa sœur morte, il semble que
ce soit seulement à travers ce travail incessant de
la lettre que Jabès soit parvenu partiellement à le
réaliser. Mais son écriture garde la trace de cette
déchirure, de ce « trou » dans le symbolique.
Car il n’y a finalement
de parole que de l’Autre, cet Autre premier dont
aucune lettre jamais ne viendra voiler l’absence.
Ainsi, à travers le temps, circulent ces missives
perdues faute de destinataires, qui sont les
signifiants de nos désirs inavoués. C’est sur ce
corps mort de l’amour que Jabès n’aura jamais cessé
d’écrire, en rejoignant ainsi l’énigme d’une parole
tout à la fois volée et vouée à la mort .
20
E. Jabès,
El, ou le dernier livre,
Paris, Gallimard, 1973, p. 39.
21
C. Soler, «
Perte et faute dans la mélancolie » in
Des mélancolies,
Paris, Champ lacanien, 2001,
p. 59.
14
Au long de
ce propos et à travers ces exemples particuliers,
nous avons essayé de saisir la façon dont un sujet
se constitue ou se soutient à travers son œuvre et
apporte une réponse toujours singulière à cette
question de la souffrance. La notion de suppléance
développée par Lacan, suggère, comme l’écrit C.
Soler, que la fonction symbolique est parfois
substituable. Il y a plusieurs solutions, il y a la
solution par le Nom-du-Père et il y en a d’autres.
Ce qui
distingue une personne d’une autre, c’est
précisément cette « fiction » de jouissance que
l’écriture met en scène tout comme le symptôme est
le nom propre du sujet. Il convient de terminer avec
cette formule de René Louis Des Forêts qui écrit
dans son livre intitulé Ostinato : « Le langage fait
obstacle à la déchirure de l’être, mais lié au
malheur qu’il désigne, il est aussi cet être
déchiré, en désaccord avec lui-même, et qui ne joue
jamais qu’en perdant. »
|
|