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Les désarrois de l’individu-sujet, par Dany-Robert Dufour

Directeur de programme au Collège international de philosophie, Paris. Auteur, entre autres, de : On achève bien les hommes, Denoël, Paris, 2005.

Le Monde diplomatique

> février 2001 > Pages 16 et 17

CETTE NOUVELLE CONDITION HUMAINE

Les désarrois de l’individu-sujet

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Dans un article intitulé « L’essence du néolibéralisme », paru en mars 1998 dans Le Monde diplomatique, Pierre Bourdieu proposait de concevoir le néolibéralisme comme un programme de « destruction des structures collectives » et de promotion d’un nouvel ordre fondé sur le culte de « l’individu seul, mais libre ». Que le néolibéralisme vise à la ruine des instances collectives construites de longue date (par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi la culture), c’est très probable, et l’analyse de Pierre Bourdieu est, sur ce point, fort pénétrante. Mais il semble nécessaire de pousser la réflexion plus loin : peut-on penser que le néolibéralisme, dans son œuvre de destruction, puisse laisser intact l’individu-sujet ?

A notre époque, celle des démocraties libérales, tout repose, en fin de compte, sur le sujet – sur l’autonomie économique, juridique, politique et symbolique du sujet. Or c’est dans le même temps que se rencontre, à côté des expressions les plus infatuées d’être soi, la plus grande difficulté d’être soi. Les formes de la destitution subjective qui envahissent nos sociétés se révèlent par de multiples symptômes : l’apparition de défaillances psychiques, l’éclosion d’un malaise dans la culture, la multiplication des actes de violence et l’émergence de formes d’exploitation à grande échelle. Tous ces éléments sont vecteurs de nouvelles formes d’aliénation et d’inégalité.

Ces phénomènes sont fondamentalement liés à la transformation de la condition du sujet qui s’accomplit sous nos yeux dans nos « démocraties de marché ». « Etre sujet », c’est-à-dire « être-soi » et « être-ensemble », se présente selon des modalités sensiblement différentes de ce qu’elles furent pour les générations précédentes.

L’émergence de ce nouveau sujet correspond à une cassure dans la modernité que plusieurs philosophes ont notée, chacun à leur façon. L’entrée dans cette époque « postmoderne » – Jean-François Lyotard (1) fut un des premiers à pointer le phénomène – se caractérise par l’épuisement et la disparition des grands récits de légitimation, notamment le récit religieux et le récit politique. On assiste à la dissolution même des forces sur lesquelles la modernité classique s’appuyait, ainsi qu’à la disparition des avant-gardes. D’autres éléments illustrent la mutation actuelle dans la modernité ; ils ne sont pas sans rapport avec ce que nous connaissons sous le nom de néolibéralisme ; le postmoderne est à la culture ce que le néolibéralisme est à l’économie.

Cette mutation, qui provoque un nouveau malaise dans la civilisation, correspond à ce qu’on pourrait appeler une affirmation du mécanisme d’individuation engagé de longue date dans nos sociétés (2). Affirmation qui, à côté de certains aspects positifs liés aux progrès de l’autonomisation de l’individu, n’est pas sans engendrer des souffrances inédites. Car, si l’autonomie du sujet se proclame sous l’idéal de visée émancipatrice, rien n’indique que chacun soit en mesure d’y satisfaire, notamment parmi les nouvelles générations exposées de plein fouet à cette exigence. La fameuse « perte de repères chez les jeunes » n’a alors rien d’étonnant : ceux-ci expérimentent une nouvelle condition subjective dont personne, et sûrement pas les responsables de leur éducation, ne possède les clefs. Et il est illusoire de croire que quelques leçons de morale à l’ancienne pourraient suffire à enrayer les dommages.

Cela ne marche plus, car la morale doit être faite « au nom de ». Or, justement, on ne sait plus au nom de qui ou de quoi leur parler. L’absence d’énonciateur collectif crédible caractérise la situation du sujet postmoderne, sommé, sans en avoir les moyens, de se faire lui-même et auquel aucune antécédence historique ou générationnelle ne s’adresse ou ne peut plus légitimement s’adresser.

Mais qu’est-ce au juste qu’un sujet autonome ? Cette notion a-t-elle même un sens dans la mesure où le « sujet », comme on a trop tendance à l’oublier, c’est en latin le subjectus, qui désigne l’état de qui est soumis ? Mais soumis à quoi ?

Cette question a toujours beaucoup intéressé la philosophie : l’être humain est une substance qui ne tient pas son existence de lui-même, mais d’un autre auquel les ontologies successives ont donné des noms différents : la Nature, les Idées, Dieu ou… l’être. L’être, quel qu’il soit, n’a cessé de s’incarner dans l’histoire humaine. Et c’est cette construction historico-politique, cette ontologie, que le passage à la postmodernité bouleverse et dont elle constitue une nouvelle étape.

Pour désigner cette réalisation de l’être dans l’histoire, on empruntera à Lacan le nom d’Autre, de façon à bien la distinguer de son aspect purement spéculatif et à y inclure les dimensions symboliques et cliniques. Quelles figures de l’Autre l’être humain a-t-il construites pour s’y soumettre, avant que de se mettre en position de s’affranchir de tout Autre ?

Si le « sujet », c’est le subjectus, ce qui est soumis, alors l’histoire apparaît comme une suite de soumissions à de grandes figures placées au centre de configurations symboliques dont on peut assez aisément dresser la liste : la Physis (3) dans le monde grec ; Dieu dans les monothéismes ; le roi dans la monarchie ; le peuple dans la république ; la race dans le nazisme ; la nation avec l’avènement des souverainetés ; le prolétariat dans le communisme… Soit des récits différents, qu’il fallut chaque fois édifier à grand renfort de constructions, de réalisations, voire de mises en scène très exigeantes.

Tous ces ensembles ne sont pas équivalents : selon la figure de l’Autre choisie, toutes les contraintes, les rapports sociaux et l’être ensemble changent. Mais ce qui reste constant, c’est le rapport à la soumission – et, bien sûr, les efforts concomitants pour lui échapper. Partout, des textes, des grammaires et tout un champ de savoirs furent mis au point pour soumettre le sujet, c’est-à-dire pour le produire comme tel, pour régir ses manières – éminemment différentes ici et là – de travailler, de parler, de croire, de penser, d’habiter, de manger, de chanter, de mourir, etc. Et ce que nous nommons « éducation » n’est jamais que ce qui fut, institutionnellement, mis en place au regard du type de soumission à induire pour produire des sujets.

Au centre des discours du sujet se trouve donc placés une figure, un ou des êtres discursifs, auxquels il croit comme s’ils étaient réels – des dieux, des diables, des démons, des êtres qui, face au chaos, assurent pour le sujet une permanence, une origine, une fin, un ordre. L’Autre permet la fonction symbolique dans la mesure où il donne un point d’appui au sujet pour que ses discours reposent sur un fondement (4).

L’être-soi et l’être-ensemble

SANS cet Autre, l’être-soi est en peine, il ne sait plus en quelque sorte à quel saint se vouer, et l’être-ensemble est, de même, en péril, puisque c’est seulement une référence commune à un même Autre qui permet aux différents individus d’appartenir à la même communauté. L’Autre, c’est l’instance par quoi s’établit, pour le sujet, une antériorité fondatrice à partir de laquelle un ordre temporel est rendu possible. C’est de même un « là », une extériorité grâce à laquelle peut se fonder un « ici », une intériorité. Pour que je sois ici, il faut en somme que l’Autre soit là.

La psychanalyse, notamment lacanienne, a beaucoup apporté sur cette question clef de l’accès à la symbolisation. Elle est, en revanche, restée assez indifférente à la question de la variance de l’Autre dans l’histoire. Dans l’époque postmoderne, il apparaît tout de suite que la distance à ce qui me fonde comme sujet ne cesse de se raccourcir. Entre la Physis et le peuple, on pouvait scander certaines étapes-clefs de rentrée de l’Autre dans l’univers humain : la distance immédiate et cependant infranchissable des multiples dieux de l’instant de la Physis ou des dieux du polythéisme, toujours prêts à se manifester immédiatement dans le monde. C’est, au contraire, la distance infinie de la transcendance dans le monothéisme. C’est encore la distance médiane du trône entre Ciel et Terre dans la monarchie (de droit divin). C’est, enfin, la distance « intra-mondaine » entre l’individu et la collectivité dans la république…

La modernité peut donc se caractériser comme un espace collectif où le sujet est défini par plusieurs de ces occurrences de l’Autre. On est moderne quand le monde cesse d’être fermé et devient ouvert, voire « infini » – y compris dans ses références symboliques. La modernité est donc un espace où se trouvent des sujets comme tels, soumis aux dieux, à Dieu, au roi, à la république, au peuple, au prolétariat… Toutes les définitions cohabitent dans la modernité, qui n’aime rien tant que de muter de l’une à l’autre – ce qui explique ce côté mouvant, « crisique » et critique de la modernité.

La modernité est un espace où, le référent dernier ne cessant de changer, tout l’espace symbolique devient mouvant. Il y a donc de l’Autre dans la modernité, et même beaucoup d’Autres, ou du moins beaucoup de figures de l’Autre. C’est d’ailleurs exactement pourquoi la condition du sujet peut être définie par deux éléments : la névrose, ainsi qu’on l’appelle depuis Sigmund Freud, du côté de l’inconscient et la critique du côté des processus secondaires. La névrose, dans la mesure où elle n’est rien d’autre que ce par quoi chacun paie sa dette symbolique à l’égard de l’Autre (le père, pour Freud), qui a pris, pour lui, en charge la question de l’origine. Et la critique, dans la mesure où le sujet de la modernité ne peut être qu’un sujet jouant de plusieurs références en concurrence, voire en conflit. Ce dernier aspect est évidemment décisif quant à l’éducation : en tant qu’institution interpellant et produisant des sujets modernes, elle ne peut exister que comme espace défini par la pensée critique. Le sujet moderne était donc, globalement, un sujet névrosé et critique.

C’est cette définition double qui vient de s’effondrer. Pourquoi ? Parce qu’aucune figure de l’Autre ne vaut plus vraiment dans la postmodernité. Il semble que tous les anciens, tous ceux de la modernité, soient certes encore possibles et disponibles, mais que plus aucun ne dispose du prestige nécessaire pour s’imposer. Tous sont atteints du même symptôme de décadence. Et l’on n’a pas cessé de noter le déclin de la figure du père dans la modernité occidentale.

Si les périodes précédentes définissaient des espaces marqués par la distance du sujet à ce qui le fonde, alors la postmodernité est définie par l’abolition de la distance entre le sujet et l’Autre. La postmodernité, démocratique, correspond en effet à l’époque où l’on s’est mis à définir le sujet par son autonomie, notamment juridique, et où l’on s’est mis à donner du sujet parlant une définition autoréférentielle. C’est-à-dire que l’autonomie juridique, comme la liberté marchande, éventuellement totale, sont absolument congruentes avec la définition autoréférentielle du sujet.

C’est pourquoi l’analyse du devenir décadent de l’Autre en période postmoderne doit comprendre les temps néolibéraux que nous vivons, définis par la « liberté » économique maximale accordée aux individus. Ce qu’on appelle le « marché » ne vaut nullement comme nouvel Autre, dans la mesure où il est loin de prendre en charge la question de l’origine, de l’autofondation. C’est là où se repère la limite fondamentale de l’économie de marché dans sa prétention à prendre en charge l’ensemble du lien personnel et du lien social.

Une panne de l’action et de l’initiative

C’EST au moment où l’injonction est faite à tout sujet d’être soi que se rencontre la plus grande difficulté, ou même l’impossibilité, d’être soi. Ce qui explique qu’on rencontre de plus en plus souvent, dans les sociétés postmodernes, des techniques d’action sur soi, véritables prothèses identitaires venant s’appliquer à l’endroit où opère la destitution du sujet. Par exemple, ces programmes télévisuels mettant en scène les vies ordinaires (« C’est mon choix »), l’usage de psychotropes qui stimulent l’humeur et multiplient les capacités individuelles, dont le dopage n’est qu’un aspect (5).

Avec la postmodernité, la distance vis-à-vis de l’Autre est devenue distance de soi à soi. Le sujet postmoderne n’est plus seulement clivé, il est « schizé ». Tout sujet se trouve ainsi aux prises avec son auto-fondation, il peut certes réussir mais non sans se trouver constamment confronté à des ratés, plus ou moins graves. Cette distance interne du sujet à lui-même se découvre inhérente au sujet postmoderne et modifie sensiblement le diagnostic de Freud sur le sujet moderne, porté à la névrose. C’est vers une condition subjective définie par un état-limite entre névrose et psychose que se définit désormais le sujet post-moderne, de plus en plus pris entre mélancolie latente, impossibilité de parler à la première personne, illusion de toute-puissance et fuite en avant dans des faux soi, dans des personnalités d’emprunt, voire multiples, offertes à profusion par le marché.

Par exemple, ce qu’on appelle « dépression », cette maladie de l’âme, touche aujourd’hui en permanence des franges importantes de la population (on parle de 15 % à 20 % d’individus par roulement). Ce qu’on appelait autrefois la « passion triste » s’est transformée en une panne de l’action et de l’initiative devant laquelle les populations recourent de plus en plus à des traitements médicaux et notamment aux antidépresseurs, dont le Prozac est l’emblème. Aux Etats-Unis, l’administration massive de la Ritaline aux jeunes présentant des symptômes d’agitation témoigne de la médication de plus en plus généralisée des troubles de l’action. Ce n’est plus la culpabilité névrotique qui définit le sujet en postmodernité, c’est quelque chose comme le sentiment de toute puissance quand on y arrive et de toute-impuissance quand on n’y arrive pas.

La honte (vis-à-vis de soi) a, en somme, remplacé la culpabilité (à l’égard des autres)… Sans repères où puissent se fonder une antériorité et une extériorité symboliques, le sujet ne parvient pas à se déployer dans une spatialité et une temporalité suffisamment amples. Il reste englué dans un présent où tout se joue. Le rapport aux autres devient problématique dans la mesure où sa survie personnelle se trouve ainsi toujours en cause. Si tout se joue dans l’instant, alors le projet, l’anticipation, le retour sur soi deviennent des opérations très problématiques. C’est tout l’univers critique qui se trouve ainsi atteint.

Que faire s’il n’y a plus d’Autre ? Se construire tout seul en utilisant les nombreuses ressources de nos sociétés à cet égard. Certes, mais il n’est pas sûr que l’autonomie constitue une exigence à laquelle tous les sujets puissent satisfaire. Ceux qui réussissent sont souvent ceux qui ont été « aliénés » avant et qui ont dû lutter pour se libérer. En ce sens, l’état apparent de liberté promu par le néolibéralisme est un leurre. La liberté comme telle n’existe pas : il existe seulement des libérations. C’est pourquoi ceux qui n’ont jamais été aliénés ne sont pas libres pour autant – comme la formule de Pierre Bourdieu, à propos du « culte de l’individu seul, mais libre », pourrait le laisser croire. Les nouveaux individus sont plutôt abandonnés que libres. C’est pourquoi, d’ailleurs, ils deviennent des proies faciles de tout ce qui semble pouvoir combler leurs besoins immédiats et des cibles commodes pour un appareil aussi puissant que le marché (6).

Plusieurs tendances visent à remédier la carence de l’Autre. La première serait ce qu’on appelle la bande. Lorsque l’Autre manque et qu’on ne peut faire face seul à l’autonomie ou à l’autofondation requises, on peut toujours essayer d’y faire face à plusieurs. Il suffit de relever d’une personne comprenant plusieurs corps distincts. La bande est marquée par le transitivisme : puisqu’on appartient à une même personne, si l’un tombe, l’autre peut avoir mal. La bande possède un nom collectif porté par chacun à l’extérieur. Elle possède sa signature, son sigle, son tag, son logo, qui marque et délimite son territoire. Variante de la bande : le gang. Le gang est une bande qui a réussi en imposant ses méthodes expéditives (racket, attaques, règlements de comptes…).

La deuxième tendance relève de l’élection d’un ersatz censé suppléer à la carence de l’Autre : ce serait la secte. Lorsque l’Autre manque, on peut ériger à toute force une sorte d’Autre qui garantisse absolument le sujet contre tout risque d’absence.

La troisième tendance relève également de l’ersatz. On réinscrit l’Autre dans l’ordre non plus du désir, mais du besoin. C’est ce qu’on voit à l’œuvre dans la toxicomanie. Au moins saura-t-on ainsi où est et ce qu’il en est de l’Autre dont on manque : rien d’autre qu’un produit chimique aussi addictif que possible, que l’on pourra se procurer à condition qu’on en devienne l’esclave.

La quatrième tendance va en quelque sorte encore plus loin, puisqu’elle correspond à une tentative de devenir l’Autre. On se pare alors des signes de la toute-puissance et l’on s’octroie droit de vie et de mort sur ses semblables en se dotant de pouvoirs supposés magiques. Les actes de violence les plus crus, comme ceux de Littleton (7) par exemple, peuvent alors déferler sans aucune retenue.

Ces tendances ne se réfèrent pas exclusivement à différentes formes de délinquance, on en retrouve au moins une forme très répandue dans tout le corps social. Ainsi la tendance à utiliser les techno-sciences dans le but de s’affranchir des limites dans lesquelles les bases matérielles de la vie sont contenues. Les techno-sciences sont volontiers sollicitées en vue de renforcer le sentiment de toute-puissance du sujet. Il faut sortir de notre assignation restreinte dans le temps (un « ici ») et dans l’espace (un « maintenant »).

Il est remarquable que cette culture de l’information n’aille pas sans un nouvel analphabétisme qui obère la transmission générationnelle : pensons au déclin de la lecture dans les jeunes générations, à la faillite de l’enseignement, qui produit de plus en plus de diplômés quasiment illettrés. Il s’agit aussi de tenter de sortir de l’ordre de succession des générations (on voit, par exemple, maintenant des grands-mères enfanter, de même que des pères morts, sagement rangés dans des petits flacons, donner la vie).

Il s’agit encore de tenter de sortir de l’assignation de tout sujet à l’un des deux genres (être homme ou femme), ce qui relève d’une vieille tentation, légitime, de tout être humain, mais celle-ci se jouait sur le registre symbolico-imaginaire alors qu’elle se déploie maintenant dans le réel.

Il s’agit aussi de tenter d’affranchir de la différence génétique et du cloisonnement des espèces vivantes – dans ce registre, songeons aux professions de foi sur une supposée identité animale. Ou les tentatives génétiques, de mixage des espèces (par exemple, l’humanisation de porcs en vue de la xénogreffe d’organes). Partout, les techno-sciences renforcent les tendances du sujet postmoderne à s’affranchir des limites organiques, par la création de ce qu’on a appelé un hyper-réel…

C’est à une réflexion de grande ampleur que nous contraint le néolibéralisme. Il ne nous impose pas seulement la critique d’un système économique inique, pas seulement la compréhension de mécanismes de destruction des instances collectives et de l’« être-ensemble », mais aussi une réflexion renouvelée sur l’individu, l’« être-soi ». La condition subjective issue de la modernité est menacée. Pouvons-nous laisser l’espace critique, si difficilement construit au cours des siècles précédents, se volatiliser en une ou deux générations ?

Dany-Robert Dufour.

 


(1) Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Minuit, Paris, 1979.

(2) Voir sur ce point les travaux de Marcel Gauchet.

(3) L’un des concepts fondamentaux de la philosophie grecque, dont l’étymologie vient de « naître », « croître ».

(4) Lire Dany-Robert Dufour, Les Mystères de La Trinité, Gallimard, Paris, 1990.

(5) Voir sur ces questions Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris, 1998.

(6) Lire Frank Mazoyer, « Consommateurs sous influence », Le Monde diplomatique, décembre 2000.

(7) Le 20 avril 1999, à Littleton aux Etats-Unis, deux garçons de dix-sept et dix-huit ans, fascinés par les machines informatiques et certaines sectes violentes, tuent treize de leurs camarades de classe avant de se suicider.

Lire :
Signes de crise


LE MONDE DIPLOMATIQUE | février 2001 | Pages 16 et 17
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/DUFOUR/14750

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(1) Lire « Les désarrois de l’individu-sujet », Le Monde diplomatique, février 2001. La modernité, selon le grand historien Fernand Braudel, naît « quelque part entre 1400 et 1800 » : elle est donc contemporaine du capitalisme.

(2) Lire Dany-Robert Dufour, Les Mystères de la Trinité, Gallimard, Paris, 1990.

(3) Le film de Michael Haneke, Benny’s video, 1993, donne une idée, assez probante et assez terrifiante, de ce que pourrait être cette confusion. On y voit un adolescent qui n’entretient avec ses parents que des rapports purement fonctionnels et qui n’a de contacts avec le monde que par l’intermédiaire d’écrans vidéo. De sorte que, lorsqu’une petite partie de ce monde se présente à lui (une jeune fille), il réagit de façon totalement déplacée (par un crime en l’occurrence).

(4) Lire Adrien Barrot, L’Enseignement mis à mort, Librio, Paris, 2000.

(5) Cf. les nombreux cas de « déprime enseignante » que l’ex-ministre Claude Allègre affectait de prendre pour des abus de congés médicaux.

(6) In Le Monde, 24 novembre 1999.

(7) Jean-Claude Michea, L’Enseignement de l’ignorance, Climats, Castelnau, 1999.

(8) Sur l’intégration de la contestation libertaire dans le néo-libéralisme, lire Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999. Lire aussi Serge Halimi, « Éternelle récupération de la contestation », Le Monde diplomatique, avril 2001.